Sévèrian

Souvenirs d'un fils - Enfance :

[ Posté sur le forum GW2RP le 24/25 janvier 2013 ]

Prologue.

Ma mère était complètement folle. Ce n’est pas mentir ni lui montrer de l’irrespect que de le dire : c’est l’absolue vérité.
Je l’ai découvert lorsque j’ai voulu retourner dans le quartier où j’avais passé mes premières années – dont je ne me souviens d’ailleurs pas réellement. Après avoir fait la plupart des portes du quartier, il restait quelques anciens qui, après que j’ai montré son portrait dans le médaillon,  se souvenaient d’elle, pas loin de 15 ans auparavant.

Une mère seule et son jeune fils, oui, ça les avait marqué, elle ne parlait pas aux voisins, personne ne connaissait son nom, elle vivait dans une maison délabrée aux volets toujours clos, se méfiant de tout, de tout le monde, refusait les visites ; elle ne s’est jamais liée avec qui que ce soit. Pauvre, pauvre enfant quand même d’avoir une mère dérangée, elle ne le laissait jamais sans surveillance, jamais jouer dehors, elle le protégeait jalousement, enfermée dans une paranoïa inexplicable. Oh et, elle paraissait bien plus vieille que le portrait, comme si elle avait 20 ans de plus, usée, fatiguée, maladive et avec un regard brillant d’une triste folie.

Ce sont là leurs propres paroles. Et leur regard sur moi quand ils comprenaient que j’étais cet enfant, un regard immanquablement empli de pitié, leur mine désolée, leurs excuses… J’ai cherché à comprendre, à remonter le fil. Mais je n’ai pas pu aller bien loin ; avant de s’installer dans ce quartier et d’y vivre ses 2 dernières années, impossible de savoir où elle était. Pas de nom, pas de trace. Elle n’avait de fait aucune existence en dehors de cette adresse et, par extension, moi non plus. De plus, la maison de mon enfance a été démolie il y a bien des années, me privant encore un peu plus de tout repère. Je me suis fait à cette idée et d’autant plus facilement que je n’avais jamais véritablement eu de mère et encore moins de famille : je n’en aurais pas plus aujourd’hui. Restait le portrait du médaillon et quelques souvenirs que j’idéalisais, certainement.

***

7 ans.

J’allais avoir 7 ans cette année ; je ne lui parlais que du cirque depuis des semaines, alors elle m’avait promis que nous irions le voir. C’est le souvenir le plus net qui me reste de cette époque. Ca, et la vision d’elle, de ma mère allongée sur son lit, immobile, décédée, et autour d’elle le médecin et quelques voisins qui discutaient de choses d’adultes aussi triviales que qui allaient payer l’inhumation ou quoi faire du gamin. Le gamin en question était terrorisé dans une encoignure de porte. Je serais dans ma main le collier de ma mère que j’avais subtilisé sur son cadavre et j’écoutais parler les grands. J’entendais des mots que je ne connaissais pas bien, comme orphelinat ou tutelle et je ne comprenais pas trop ce qu’ils voulaient dire. Tout ce que je savais, c’est que je voulais revenir en arrière dans le temps et que je n’avais aucune envie de suivre un de ces adultes. Alors, quand ils se sont tournés vers moi, je me suis enfui, loin, n’importe où. J’ai encore la sensation de foncer dans les jambes des adultes, de la porte qui s’écarte sous ma poussée, je me retrouve en pleine lumière dans la rue et je cours, je cours à perdre haleine sans savoir où je vais jusqu’à me perdre dans des ruelles qui me sont inconnues. Alors je m’arrête et je pleure, là, assis contre un mur, jusqu’à m’endormir.

Je les ai rencontrés dans une de ces ruelles, sans doute le lendemain après ma fuite. J’avais faim, soif, j’étais perdu et j’avais peur. Ils étaient deux, plus grands, plus forts, habitués à la rue ; ils se sont moqués de moi, poussés, puis tapés, m’ont coursés alors que je voulais les semer. J’ai eu droit à ma première vraie grosse dérouillée entre un tas de détritus et un jardin en mauvais état. Mais malgré tout, je les ai suivis quand ils partaient, parce que je ne savais juste pas quoi faire d’autre. Ils m’ont mené au reste de leur bande, le soir, après m’avoir promené dans un quartier que je ne reconnaissais même pas, et pourtant c’était celui où je vivais. Les premiers jours, ils me laissaient les restes de leurs restes, juste de quoi ne pas mourir de faim. Ils me prenaient avec eux pour mendier dans la rue, me frappaient pour que j’aie l’air encore plus malheureux que je ne l’étais déjà. J’ai très vite appris à jouer la comédie, juste pour qu’ils me tapent moins. Et puis j’ai appris à me défendre, à rendre coup pour coup. Un jour, un autre est arrivé, plus petit et plus faible que moi, et j’ai cessé d’être le souffre-douleur pour lui passer le flambeau, bien malgré moi. C’est ainsi, peu à peu, que j’ai pris ma place dans la bande.

***

Livio.

Je cours encore, je fuis de nouveau, mais cette fois devant un vieux marchand furieux à qui nous avons volé une pleine poignée de fruits. Les fruits roulent sur le sol, les gens crient, j’entends un étal qui s’effondre et par-dessus le vacarme, le marchand nous hurle des obscénités. Nous courrons encore, enfilons quelques ruelles, sautons des murs, escaladons une muraille à demi en ruine. Enfin, nous observons d’en haut le quartier cible de nos exactions et nous éclatons de rire. A nous deux, nous formons un duo inséparable. Moi et Livio. Mon pote, mon ami, un vrai à la vie à la mort ! Même si à 9 ans, ça n’a qu’une vague signification. Livio est aussi roux que je suis noiraud, avec son visage constellé de taches de rousseur et ses yeux gris vert très pâles. Il est plus grand que moi de taille et dois avoir quasiment le même âge, même si il dit qu’il l’ignore. Parfois il raconte qu’il s’est enfui d’un orphelinat, parfois qu’il a été enlevé à de nobles parents, d’autres fois encore qu’ils sont morts dans un accident. Livio ment comme il respire. Je regarde en bas les rues où les gens  s’activent comme des fourmis tout en croquant dans une pomme. Livio épluche une orange et envoie la pelure voleter en bas de la muraille. Encore une journée qui commence bien.

Après avoir joué à cache-cache avec les séraphins toute la journée, nous revenons au terrain vague où notre groupe a établi ses quartiers à la tombée de la nuit. Là, entre deux couvertures miteuses et quelques caisses de bois, nous étalons nos prises du jour devant le reste de la bande. Une bourse à moitié vide, une autre au contenu prometteur, quelques objets divers avec plus ou moins de valeur et surtout, la moitié d’un jambon qui nous a valu des jurons encore plus développés que ceux du marchand, le matin même. Je revois encore la tête furieuse du boucher voyant Livio s’enfuir avec sa prise et comprenant que je faisais diversion. Une belle tranche de rire. Et un souper pour tout le monde, ce qui n’est pas négligeable. Nous ne sommes pas très nombreux, 6 ou 7 tout dépend des périodes ; il n’y a pas vraiment de hiérarchie non plus, les plus âgés s’occupent des plus jeunes, les plus expérimentés apprennent aux nouveaux. Parfois, certains partent sans qu’on sache où, ou intègrent d’autres bandes. Parfois, d’autres arrivent. Dans l’ensemble, nous ne vivons pas mal, la cité offre de nombreux avantages. De multiples coins pour s’abriter, des marchands et des passants en nombre, et puis nous avons nos adresses ; arrières de tavernes et leurs restes, grands-mères apitoyées et leurs confitures… En été, nous allons jusqu’aux champs de Shaemoor faire des razzias chez les paysans. Je ne me rends pas compte des risques et des dangers auquel je fais face constamment ; maladie, froid, vermine, sans compter les incessantes bagarres avec les bandes rivales pour des conflits de territoire, les gardes omniprésents, les accidents… A ce moment, seul compte l’instant présent avec toute l’insouciance du gamin que je suis.

***

Chris.

Aujourd’hui, la bande nous a ramené un nouveau. Il a dit qu’il s’était échappé d’une caravane de marchand. Je le trouve sacrément maigre, pas très grand, pâle, ses cheveux sous sa casquette entourent tout son visage et on ne voit pas ses yeux. Il ne m’inspire pas trop et je le trouve faiblard, mais puisqu’il est là et que les autres ne sont pas contre, il reste. Il a dit s’appeler Chris. Il ne doit pas être très vieux, il a une voix haut perché et ça doit le déranger, parce qu’il n’est pas très causant. Malgré tout, il est sympathique et comme je l’ai vite remarqué, très doué pour visiter en douceur les poches des passants. En fait, après 2 semaines, il ne traîne plus qu’avec Livio et moi et on à nous trois, nous ramenons bientôt plus que tous les autres réunis. Chris nous porte chance et fini par devenir notre mascotte. J’ai 12 ans, peut-être 13, je n’en sais trop rien. Chris dit qu’il en a 15 mais entre nous, je pense alors qu’il en ajouté un peu. Plus tard, je saurais qu’il n’en est rien et que Chris est réellement plus âgé que moi de presque 2 ans.

Chris a un secret. Je l’ai découvert un soir par accident. Nous étions toute la bande sortis dans la campagne de Shaemoor, comme nous le faisions parfois l’été. Il faisait tellement bon qu’on a décidé de passer la nuit tranquillement dans un petit bois. J’ai fini par m’écarter du groupe pour aller me soulager au pied d’un arbre et au retour, en longeant la rivière, je l’ai vu en train de laver sa chemise. Il faut dire qu’il était tombé dans un buisson de framboise et qu’il était maculé de fruits. Il faut dire aussi qu’il avait fait ça parce que le garçon de ferme avait lâché ses chiens à nos trousses. Sur le moment, on avait détalé comme des lapins et il avait fini par trébucher pile au mauvais endroit ; heureusement, les chiens avaient finis par se lasser. Mais le résultat, c’est que sa chemise ne ressemblait plus trop à autre chose qu’une œuvre bizarre à base de rouge sombre ; pour un peu, on aurait dit du sang. Comme c’était sa seule chemise et en attendant qu’on en dégote une autre, il voulait essayer de la récupérer. Tout ça pour dire qu’il était torse nu au bord de l’eau en train de faire sa lessive. C’est la première fois que je le voyais sans ses habits ; il était vraiment maigre mais le cachait toujours avec des fripes trop grandes pour lui, même si on en trouvait à sa taille. Il a dû m’entendre, parce qu’il s’est tourné vers moi ; du coup, depuis où je me trouvais, il ne ressemblait plus tout à fait à ce que je sais d’un garçon. Dès qu’il m’a vu, il a ramené ses mains pour cacher sa poitrine, mais c’était trop tard. Chris avait une poitrine de fille ; pas très développée, mais clairement féminine. Tout dans sa corpulence le disait. Chris étais une fille. Et je n’aurais jamais dû me trouver là. Après cet incident, Chris m’a fait jurer de garder le silence mais forcément, Livio l’a su très vite. Je ne pouvais rien lui cacher et il était suffisamment observateur pour s’apercevoir que j’avais changé de comportement envers elle. Je sais bien pourquoi Chris mentait sur son sexe. Les filles, dans la rue, ne sont franchement pas à la fête. Les viols sont monnaies courantes dans certaines bandes ou alors, il fallait être plus dur et cruel que les garçons. J’aimais mieux être à ma place qu’à la sienne. Livio et moi, on lui a promis de ne pas en parler aux autres et entre nous, nous avons décidé de la protéger. Et nous nous y sommes tenus.

***

Bouleversements.

Le plus grand des types vient de m’envoyer à terre d’un coup de genou dans le ventre. J’arrive à peine à respirer. Je vois des pieds devant mes yeux, j’entends Livio qui les insulte et Chris qui m’encourage à me relever tout en esquivant les attaques de deux autres gars. Ca fait un moment qu’on est en guerre ouverte contre une nouvelle bande qui a décidé de s’attribuer notre quartier et ce soir, c’est nous qui avons fait les frais d’une embuscade. Ils ont envoyés les plus grands et les plus balaises et, malgré le fait que j’ai la baston facile à cette période, je dois bien m’avouer que je ne fais pas le fier. Je profite du fait que mon adversaire est allé aider ses potes pour me relever en m’aidant du mur, crache de la bile sur le pavé et attend que je sente mes jambes pour y retourner juste au bon moment. Chris est acculée par deux des gars, Livio essaie de s’en approcher mais le troisième y met du sien pour qu’il n’y parvienne pas. Je dégage une liste en bois d’un tas de débris et la fracasse contre le dos du plus proche des  agresseurs de Chris. Le type hurle, l’autre fonce sur moi et se reprend ce qui reste de la liste dans l’estomac. Je vois qu’il n’aime pas et je jubile intérieurement. Ces types ont beau être plus âgés que nous, on ne va pas leur abandonner nos rues ! Alors que je suis bien décidé à le leur faire comprendre, le troisième gars que j’avais un peu oublié sort un couteau de sa poche et décide que je suis le plus gênant de ses adversaires, vu que je semble être sa cible. J’ai à peine le temps de relever la tête que je vois sa trogne rougeaude à moins de deux mètre. L’instant d’après, je vois Livio qui se rue entre lui et moi. Je n’ai pas le temps d’appréhender ce que ça signifie que Livio devient pâle, que le type se recule et me lance un regard furieux puis détale sans attendre son reste, vite suivit de ce qu’il reste de ses comparses en le voyant tourner les talons.

Livio est à genou devant moi, de dos, Chris le regarde, hébétée, et moi je ne comprends pas. Jusqu’à que je m’approche et que je voie qu’il se tient le flanc, et qu’il est rouge de sang, et qu’une mare sombre commence à se former par terre. Je crois que je n’oublierai jamais le regard qu’il m’a lancé ; il avait peur, une peur immense, tangible, et il me l’a partagée. Chris s’est effondrée sur lui en le prenant dans ses bras et moi, j’ai fait la seule chose que je pouvais faire : j’ai filé au plus vite chercher ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un médecin. J’ai tambouriné à la porte pendant ce qu’il m’a semblé être une éternité jusqu’à que le doc daigne ouvrir. Il était petit, le visage rond, la peau olivâtre, il m’a regardé de ses petits yeux brillants ; à ces heures, il devait déjà être bien imbibé. Le doc était un ancien médecin qui avait ruiné sa carrière et s’était retrouvé dans ce quartier miteux. Tout le monde le connaissait ici ; il soignait souvent les résultats des guerres des gangs dans la ville. Comme ce soir. J’ai dû le motiver en lui promettant tout ce que je n’avais pas pour qu’il daigne venir avec moi. Livio étais toujours là où je l’avais laissé, Chris le maintenait éveillé en lui parlant, la mare d’un rouge sombre s’écoulait maintenant entre les joints des pavés jusqu’à former une flaque à l’étendue inquiétante. Nous l’avons placé sur la vieille charrette du doc pour le ramener chez lui.

L’aube se lève. Je n’ai pas dormi de la nuit. Chris a fini par sortir de la pièce, peut-être de la maison. Je n’en sais rien. Le doc a fait ce qu’il a pu une fois que je lui ai ramené tout l’argent que la bande avait récolté ces derniers temps ; ça ne suffisait nettement pas, mais je pense qu’il a eût pitié de nous. Le doc, finalement, restait un chic type. Ils sont tous là autour du lit, rassemblés dans un silence religieux. Tous mes potes, toute la bande. Et moi, agenouillé au bord du lit, je pleure comme un gosse. Livio est mort dans mes bras avant les premiers rayons du soleil. Je viens de perdre mon meilleur ami parce qu’il a voulu me sauver la vie, assassiné par un gamin à peine plus âgé que nous. Ce jour-là, j’ai l’impression de découvrir toute un monde qui m’étais inconnu jusque-là, un monde de solitude et de souffrance que j’appelle désespoir.

***

Rite de passage.

Ce soir là encore, j’ai veillé tard à la lueur du feu. Depuis que mes mains se sont posés sur ce livre, je n’arrive pas à m’en détacher. Je passe des heures et des heures à péniblement le déchiffrer. En pensées, je ne cesse de remercier la Chouette qui m’a appris les bases de lecture, il y a longtemps déjà. La Chouette a disparu depuis, peut être que ses parents l’ont retrouvés. Peut-être qu’il est mort. Peut-être qu’il a trouvé sa voie pour être heureux, artiste de rue, poète excentrique comme il rêvait de se voir. J’aime bien penser que cette dernière solution est la bonne mais je doute que ce soit la vérité. La Chouette était un garçon timide et craintif à cause de ses lunettes en cul de bouteille qu’il craignait par-dessus tout d’abîmer ; c’est peut-être pour ça qu’il passait son temps avec moi, parce qu’à l’époque j’étais le plus petit et le plus inoffensif. Il venait d’une bonne famille, avait de l’éducation et refusait de parler des raisons de sa fuite. Quoiqu’il en soit, c’est à lui que je dois de pouvoir attribuer un sens aux lettres que je voyais sur ces pages, que je pouvais lire les textes, même si il me fallait un temps fou pour y arriver et que je butais sur nombres de mots complexes et techniques. Aujourd’hui j’en ris, mais à l’époque je me débrouillais d’une manière ou d’une autre pour avoir leur signification et je devais parfois avoir l’air franchement bizarre à poser mes questions sur des termes techniques de magie qui auraient dû rester largement hors de ma portée.
Depuis des mois, encore et encore, je relisais le même chapitre où il était question de magie et de feu. Je le connaissais par cœur. Encore aujourd’hui j’ai une pensée émue pour l’étudiant à qui j’avais subtilisé le sac où j’ai trouvé le livre, 3 ou 4 mois en arrière. Il ignore tout du service qu’il m’a rendu. Mais ce soir-là, je ne finirai pas ma lecture. Une main est venue effleurer mon épaule et je lève les yeux sur Chris. Ma meilleure amie, désormais, depuis la mort de Livio il y a moins d’une année. Les autres ignorent toujours que c’est une fille, je suis le seul à partager son secret. Elle me fait signe de la tête pour me montrer les rues désertes. Elle veut que je la suive et c’est ce que je fais. Le livre sous le bras, je cours derrière elle à travers les dénivelés de la ville, enchaînant les rues et les escaliers. Elle m’entraîne jusqu’aux portes qui sont ouvertes jours et nuit. Les gardes en faction nous regardent passer avec curiosité ; peut-être nous soupçonnent-ils de fuir après un quelconque larcin, mais ils ne font rien pour nous rappeler. Après tout, nous ne sommes que deux adolescents aux allures de vagabonds qui courent à travers la ville, rien d’interdit à ça. 

L’air est toujours plus vif à la sortie de la ville, à cause de la rivière qui y coule en torrent. C’est là qu’elle va, bondissant de rocher en rocher pour traverser le cours d’eau. Elle m’attend, un sourire de défi aux lèvres. Je suis sûr alors qu’elle voudrait que je tombe, juste pour pouvoir se moquer de moi et je fais tout pour ne pas lui faire ce plaisir. Je sais où elle veut aller, je ne sais juste pas pour quelle raison. Juste après la rivière, dans la colline, il y a un passage souterrain qui descend sur les champs et au milieu du passage, une grotte. C’est un refuge que nous utilisons régulièrement, connu par tout le monde. Elle ramasse une torche à l’entrée et me tend la partie enduite de suif. Là, je sais ce qu’elle veut de moi. Depuis que je lui ai montré ce que je suis devenu capable de faire, elle me met constamment à l’épreuve. Je tends la main droite au-dessus de la tête de la torche et me concentre, fermant les yeux. L’exercice est tout sauf simple, mais je commence à comprendre le truc. Je visualise le feu en pensées, j’essaie de le ressentir comme si il était réel et venait de moi puis de l’amener où je veux. Il me faut du temps, mais la torche fini par s’enflammer grâce aux étincelles que j’ai créées. Je retire vivement ma main, le suif s’enflammant d’un coup. Elle rit. Avec moi, elle ne se retient pas. Même si elle n’est pas vraiment jolie, trop maigre et qu’elle a l’air d’un garçon, elle a quelque chose dans le regard qui me fait me sentir étrangement mal à l’aise quand elle me fixe. Elle lève la torche pour éclairer le chemin et s’engage dans le passage où je lui emboîte le pas. Si Chris marche vite, je dois moi faire attention à certaines saillies qui menacent de m’assommer. Je suis alors plus grand que certains garçons plus âgés de la bande et fais plus d’une tête de plus qu’elle. J’ai énormément grandi en moins d’une année, comme si je rattrapais le retard de mon enfance pour les narguer. Mais ça n’a pas que des avantages. Elle m’attend dans la grotte en se moquant alors que j’esquive une énième stalactite.

Chris cale la torche dans une anfractuosité du sol tandis que je la regarde sans comprendre, déposant mon livre sur un rocher. Elle se tourne face à moi, retire sa casquette et libère ses cheveux en secouant la tête. Ils sont châtains, fins et courts, constamment en pagaille. Ca lui donne l’air d’une enfant alors qu’elle va sur ses 16 ans. Je dois en avoir 14, plus ou moins, même si ça m’importe peu de garder le compte. Elle s’approche de moi et je la regarde faire, intrigué ; mon air doit être drôle à voir, au vu du sourire moqueur qu’elle m’adresse. Et puis, elle retire sa chemise en la faisant passer par-dessus sa tête. Elle n’a rien en dessous. Je crois que j’ai commencé à avoir peur à ce moment-là et ça ne s’est pas arrangé quand elle est venue se coller à moi, se hissant sur la pointe des pieds et ses mains autour de mon cou. Le contact de ses lèvres sur les miennes, puis sa main qui vient chercher la mienne pour la poser sur sa poitrine, chacun de ses gestes me montre sans équivoque qu’elle sait très bien ce qu’elle fait. J’ignore d’où elle sait tout ça mais je la laisse faire, paralysé par une frousse stupide qui me broie les entrailles et me rend gauche. Elle me dira plus tard qu’elle me trouvait adorable à ce moment-là, mais j’avais surtout l’impression d’être le dernier des abrutis. J’ai fini par lâcher prise, soumis aux réactions de mon corps sous ses caresses, essayant de ne pas la décevoir alors que je ne savais même pas vraiment ce que je faisais. Si je dis que c’est un souvenir inoubliable, je ne mens pas ; ce qui serait le cas si je disais que c’était le meilleur souvenir de mon adolescence. En fait, je préfère ne pas trop me souvenir en détail de cette nuit-là. Il y en a eût d’autre après, où j’ai appris et découvert bien plus toujours grâce à elle. Et puis tout aussi soudainement qu’elle y était arrivé, elle disparut de notre quartier sans rien dire. Ses affaires n’étaient simplement plus là. Elle me retrouva quelques jours plus tard pour me dire adieu et m’expliquer qu’elle était partie pour rejoindre une caravane de nomades, des artistes ambulants. Elle avait rencontré un des garçons de la troupe  et espérait bien qu’il la demande en mariage. Le dernier souvenir que j’ai d’elle, c’est sa silhouette qui passe les portes de la ville un matin à l’aube et se perd dans la brume matinale. Je ne l’ai jamais revue. Elle m’a soufflé à l’oreille, juste avant de me tourner le dos, qu’elle s’appelait Christelle. Je ne risque pas de l’oublier. J’espère qu’elle est heureuse.

***