Liz

Memories 05 / 19 ans :

(début de la saison du Colosse 1325 Ap.E. – soit octobre 2012)

La jeune femme se tenait là, debout, immobile, bras ballants ; ses cheveux longs tombaient en cascade flamboyante sur ses épaules nues, son regard d’un vert sombre ne cillait pas, fixé sur le corps inanimé gisant au travers du lit devant elle. Elle lâcha l’arme qu’elle tenait encore en main. Le bruit de la dague quand elle atteignit le sol sembla se réverbérer dans tout le bâtiment ; rien d’autre ne se passa. Personne ne vint, alerté par le bruit. La lame glissa et rebondit sur les lames du parquet avant de s’arrêter contre le pied du lit. La fille leva ses mains devant son visage, les regarda. Elles étaient rouges de sang. Celui de l’homme. Il y en avait partout ; sur le lit, sur le sol, sur sa poitrine, ses jambes, son visage. Le corps lui-même avait été littéralement déchiqueté, comme si on s’était acharné sur lui après sa mort, le lardant de coups encore et encore. La fille essuya ses mains contre ses jambes nues, elle prit les habits qu’elle trouva par terre, à peu près indemnes de salissures. Un pantalon d’homme trop grand, une chemise d’un blanc grisâtre avec un col en dentelle largement échancré, des bottines de cuir. Elle se vêtit en hâte puis, traversant la marée sanglante qui commençait à coaguler au sol, se dirigea vers le lit. Elle observa le corps, eût une grimace dégoutée. Elle repoussa sur sa nuque son épaisse chevelure rousse en pagaille, se détourna et alla ouvrir la porte, écoutant, le cœur battant, avant de disparaitre dans le couloir sombre. La porte claqua doucement, laissant le mort seul dans la pièce. Un grattement se fît entendre, puis un second, des frottements de pattes sur le sol ; de sous le lit, de petites créatures informes sortirent en claquant des dents jaunes et ébréchées. Elles se disputaient, grondaient l’une contre l’autre puis elles sautèrent précautionneusement sur le lit. Puis dans un seul élan, comme si elles s’étaient concertées, elles s’élancèrent alors sur les chairs encore tièdes comme des lions à la curée.

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Environ 13 mois auparavant

La porte de la maison s’ouvrit dans un grincement strident. L’intérieur sentait le renfermé et le moisi, les murs suintaient d’humidité, les peintures écaillées tombaient en poussière. La baraque décrépie était mitoyenne à ses voisines et, comme toutes les autres, adossée à la muraille intérieure de la cité. Ses seules fenêtres donnaient sur la rue pavée du quartier commerçant qui revenait lentement à la vie, un artisan après l’autre. Depuis l’ouverture récente des négociations de trêve, Noirfaucon voyait arriver nombre de colons par le portail la reliant au Promontoire. Le calme revenu dans la région et la fragile paix instaurée motivait les gens à s’installer et non plus à juste commercer depuis d’autres contrées lointaines ; ainsi en était-il de la famille du boucher, délaissant les champs de Gendarran et la menace Centaure oppressante pour tenter sa chance dans la cité noire. « Et voilà votre nouveau foyer ! » L’homme à la carrure de taureau faisait fièrement le tour de la pièce tandis que derrière lui, sa femme, frêle créature effacée, posait déjà les paquets ici et là. La jeune fille qui suivait d’un pas hésitant, une adolescente clairement, était-elle nettement moins enthousiaste et son visage fermé le démontrait bien. Néanmoins, elle n’avait pas son mot à dire et aida rapidement sa mère, tandis que son beau-père et son jeune frère allaient décharger le chariot contenant leurs affaires. L’ainé, lui, étais resté à Gendarran, y ayant désormais une femme et un nourrisson à charge.

L’hiver était glacial dans les anciennes terres Ascaloniennes. Le vent, levé du matin au soir, s’engouffrait en hurlant par les grandes portes de la cité désormais ouvertes. Il n’y avait que très peu de distraction dans la ville et les habitants étaient à l’image du territoire, pour la plupart austères et rigoureux. Ici, la rudesse de la vie prenait son sens bien plus que nulle part ailleurs. Dans cette ville froide, la jeune fille ne passait pas inaperçue lorsqu’elle sortait, avec sa haute taille et sa chevelure d’un roux flamboyant. Elle n’avait que peu d’occasions d’ailleurs, entre la maison à aménager, la boucherie à remettre en état et les tâches courantes ; néanmoins, quand elle devait aller faire des courses ou se rendre au marché, c’était fréquent qu’un ou l’autre jeune homme de la cité l’aborde. Les premiers temps, elle le prenait mal, les rabrouaient sèchement avant de filer  retrouver la relative sécurité de sa masure et son beau-père à la main toujours aussi leste ; elle se gardait bien d’ailleurs de parler de ces contacts. La jeune fille soumise, au caractère jusqu’ici contenu par le carcan familial commença gentiment à s’affirmer au contact du monde. A tel point qu’elle finit par timidement accepter les avances répétées d’un garçon un peu plus âgé qu’elle, natif de la ville, joli minois et beau parleur. Lorsque son beau-père l’appris, il entra dans une rage folle, la battit comme plâtre et la séquestra dans sa chambre une semaine durant. Il ne manqua pas de lui faire comprendre à quel point elle lui appartenait.

***

Environ 11 mois auparavant

La pièce était sombre, chichement éclairée par des chandelles fumantes dans tous les coins. La jeune fille, un masque de résignation sur son visage pâle, lèvres pincées, le regard fuyant, attendit que la femme aie fini avec sa patiente dans une petite pièce annexe, tout aussi sombre que la première. Elle attendait patiemment, accompagnée de la présence écrasante de son beau-père. Des bruits de voix se faisaient entendre, puis plus rien. Enfin, les deux femmes sortirent de la pièce ; la jeune fille ne les regardait même pas à leur passage, tortillant nerveusement une mèche de ses cheveux. La rebouteuse, une femme entre deux âges à l’air quelconque, vint enfin inviter la jeune fille à la suivre, tranquillisant l’homme d’un geste de tête. Toutes deux passèrent dans la petite pièce.

Le matin venu. La jeune fille se tordait de douleur sur son lit, les draps souillés d’un sang qui ne voulait pas cesser de couler. A son chevet, sa mère, inquiète, tentait de la tranquilliser alors que l’hémorragie continuait entre ses jambes, l’affaiblissant de plus en plus sans donner signe d’apaisement. « Maman.. Maman ! J’ai mal, je t’en prie… Je veux pas mourir..! » La fille ne cessait d’implorer sa mère, appelant son aide depuis des heures, depuis qu’elle était rentrée en tremblant. La blessure devait se refermer, avait dit la rebouteuse. Tout était normal. Tout s’était bien passé, avait-elle ajouté en les reconduisant.  Mais depuis le sang se déversait, drainant ses forces et sa vie.

La jeune fille était allongée sur un lit de l’hôpital de Noirfaucon. Sa peau avait une pâleur effrayante, ses lèvres minces laissaient à peine passer un filet de souffle irrégulier qui menaçait de s’interrompre à tout moment. Il était presque trop tard quand, enfin, le beau-père avait ordonné qu’on l’amène voir de vrais soigneurs. Ceux-ci avaient pris la fille en charge sans avoir beaucoup d’espoir. Les avortements fait à la va vite dans de telles conditions n’étaient pas rares et leur issue souvent fatale. Ce n’était pas la première fois. Blasés, lassés, ce n’était qu’un cas parmi d’autres pour eux, maintenant que les blessés de la guerre s’étaient faits moins nombreux. Ils l’avaient stabilisé, avaient stoppés l’hémorragie, mais ne pouvaient rien faire d’autre. Si Dwayna le voulait, peut être…

***

Environ 10 mois auparavant

La porte se referma doucement derrière la jeune fille, avec un claquement bref qui se répercuta dans le silence de la nuit et sonna comme un coup de tonnerre à ses oreilles. Elle resta immobile, suspendant sa respiration un instant, avant d’être certaine que personne ne bougeait dans la maison. Lorsqu’elle fût rassurée que sa fuite passait inaperçue, elle ramassa son sac, le lança sur son épaule et courut au bout de la rue. Là, à l’angle, l’attendait celui qui avait fini de la convaincre et lui avait donné le courage d’enfin cesser cette vie. Le jeune homme étais à ses yeux le premier qui lui portait un brin de considération sans la considérer comme une domestique bonne à rien. Cela avait suffi pour qu’elle ne soit pas loin de l’idolâtrer, chose dont il avait su tirer parti pour en faire une recrue de choix. Jeune, malléable, peu éduquée. Le petit groupe de séparatistes dont il faisait partie et qui, lentement, s’étendait en ville, saurait quoi faire d’elle.

***

Environ 6 mois auparavant.

C’était facile. Bien trop facile. Si sa main avait tremblé avant de donner le coup fatal, elle ne tremblait plus désormais. Elle ne ressentait pas grand-chose, observait le cadavre d’un air indifférent. L’approcher, l’aguicher, le tuer, disparaitre. Pour sa première fois, elle avait réussi sans coup férir ; un traître en moins. Et la découverte de son néant d’émotion quand elle avait planté la lame dans sa gorge. Comme quand elle tuait des poulets ou des lapins à la ferme. Sauf que c’était un humain. Sa main ne tremblerait plus la prochaine fois.

Les caves dont se servait le groupe avaient des entrées multiples dans des coins bien assez discrets pour assurer leur protection. La jeune fille en rejoignit une, descendis une échelle, traversa les égouts, suivi ainsi quelques centaines de mètres. Elle n’était ni fière, ni apeurée, ni rien. Elle avait juste l’impression d’avoir fait ce qu’on lui demandait, comme à chaque fois. Le fait qu’elle arrive à tuer de sang-froid ne l’effleurait même pas. Après tout, la mort était partie intégrante de sa vie depuis aussi loin qu’elle s’en souvenait, que ce soit les insectes et les rongeurs de sa petite chambre d’enfant ou les soldats morts au combat à Gendarran. C’était aussi naturel que ça.

Celui qu’elle considérait comme son compagnon la félicita, avant de l’envoyer à de nouvelles corvées d’entretien. A la fin de la soirée, il viendrait la chercher et en userait comme bon lui semblerai. Rien n’avait changé.

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Les mois suivant.

Elle se sentait prise au piège, à nouveau. Peu à peu, elle commença à douter. D’autant que le jeune homme ne se gênait pas pour amener d’autres filles dans son lit et pour l’envoyer, elle, avec d’autres de ses amis. Jamais elle ne refusait, elle avait bien trop peur d’être rejetée, de devoir repartir chez son beau-père. Comment aurait-elle fait, seule ? Mais, gentiment, l’idée qu’elle était capable de se débrouiller se fît jour dans son esprit. Après tout, n’était-elle pas capable d’effectuer les missions qu’ils lui donnaient ? De s’occuper de l’intendance ? Des armes ? Elle n’était ni plus ni moins bêtes que les autres filles et puis elle, n’avait pas peur de se salir les mains.

A force de côtoyer le groupe de séparatiste, la jeune fille commença à se forger sa propre opinion, pas en jour, pas en une semaine, non. Cela se modela sur les mois qu’elle passa parmi eux. Sans le vouloir, ils lui permirent de laisser remonter l’enfant butée et curieuse qu’elle avait étouffée depuis tant d’années. Jusqu’au jour où elle osa dire non.

***

Environ 1 mois auparavant.

Elle avait encore refusé qu’il la touche, cette nuit, avant d’aller s’enfermer dans une des petites pièces annexes servant de réduit, attendant là que l’homme eût cessé de tambouriner sur la porte et se soit calmé. Il ne supportait pas ce subit revirement. De fille obéissante et qui ne discutait jamais aucun ordre, elle avait commencé à se montrer forte tête, refusant de plus en plus souvent ce qu’il lui ordonnait, lui ou les autres. D’autant que rien de concret ne semblait avoir eu lieu qui expliquerait ce changement drastique chez elle et ses envies d’émancipation. Bien sûr, elle savait qu’elle n’était plus aussi bien vue par lui, mais elle avait aussi vu que d’autres la respectaient bien plus depuis qu’elle ne se laissait plus marcher sur les pieds pour tout et rien. Et ce petit changement, si minime soit-il, la confortait dans sa découverte de l’indépendance. Elle n’allait pas s’arrêter là.

***

Le soir même.

Après avoir terminé l’entraînement de combat au corps à corps avec une ancienne officier de la milice de Noirfaucon, la jeune fille traversa les salles en enfilade des sous-sols jusqu’à arriver dans ce qui étais sa chambre. Elle se déshabilla, se débarrassant de ses vêtements qui lui collaient à la peau après l’effort physique effectué dans la moiteur humide des caves. Pour une fois, elle avait omis de fermer la porte à clé, comme elle en avait pris l’habitude les derniers temps. Elle s’ouvrit brusquement sur son ancien compagnon ; il fit un temps de halte sur le pas de porte, vacilla en entrant, affichant un sourire supérieur avant de refermer soigneusement la porte derrière lui. Manifestement, il avait déjà bien arrosé son début de soirée. Sourd aux demandes répétées de la jeune fille, il s’approcha d’elle avant de l’empoigner par les poignets, la forçant sans ménagement à s’allonger sur le lit et la gratifiant d’une paire de gifle pour calmer ses ardeurs défensives. Ceci fait, il se releva et entrepris de se dévêtir lui aussi, laissant choir au hasard chemise, bottes et pantalon. La jeune fille n’eût pas le temps de reprendre ses esprits qu’il la bloquait à nouveau ; elle remonta son genou au hasard, espérant taper suffisamment fort. Le coup porta, assez pour qu’il lui libère brièvement les mains ; cela fût suffisant pour elle, lui laissant loisir de mettre la main sur une des dagues dont elle se servait et qui reposait non loin, sur la table accolée au lit. Et elle fît la seule chose que son instinct lui dicta. Elle se rebella contre son agresseur, pour la première fois de sa vie, libérant par là un pouvoir qui était resté tapi depuis son enfance et qu’elle était arrivé à oublier, le pouvoir d’agir sur les morts…

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Plus tard, une fois que la chambre fût redevenue silencieuse, qu’elle fût sorti dans la rue, qu’elle eût jeté l’arme sanglante dans une ruelle, vêtue d’habits trop grands pour elle, elle se dirigea vers le portail de Noirfaucon et attendit le matin qu’une caravane le traverse pour se dissimuler parmi les marchands.

Désormais, jamais plus quiconque ne lui dicterait sa vie.